2 Spiders

Traduction: Araignées

Certaines heures semblent contenir plus de minutes que d’autres. Certaines journées semblent ne jamais vouloir se finir. Je les appelle les journées chewing-gum. Elles s’étirent encore et encore.

J’avais pourtant réussi à survivre à celle-ci, et sans perdre la tête, ou quasiment. Au sens premier du terme d’ailleurs. Et je pouvais enfin souffler, siroter mon bloody mary préféré, dans mon bar préféré. En plus d’avoir l’un des meilleurs cocktails de la capitale, il avait l’énorme intérêt d’être niché dans une grande et vieille cave. Une très vieille cave, avec de très gros mur en pierre. Suffisamment épais pour garantir qu’il était impossible que quelqu’un puisse faire sonner mon téléphone.

J’étais donc là, sirotant lentement mon verre en essayant de ne pas penser à la journée de demain, de ne pas me laisser submerger par la sensation que j’étais dans une variation live du jour de la marmotte version entreprise capitaliste sans morale, quand elle est rentrée.

Je n’ai jamais cru à ce que l’on appelle le coup de foudre. Ce n’était à mon avis qu’une grosse ficelle facile pour scénaristes de comédies romantiques hollywoodienne. Une faribole pour faire rêver celles et ceux qui avaient la faiblesse d’y croire. Et puis, sérieusement, si le coup de foudre existait, après plus de quarante ans d’existence, je le saurais, forcément je l’aurais vécu. Ce n’avait pas été le cas, l’explication la plus plausible était qu’il existait pas.

Et puis, elle était entrée.

Je me souviens de son regard, parcourant le bar des yeux pour trouver une table, de son sourire. Je me souviens des papillons qui battaient les ailes dans mon ventre, de ce frisson courant le long mon dos.

Elle tourna légèrement la tête. Elle avait un tatouage partant du coin de l’œil et descendant jusqu’à l’angle de sa mâchoire. Comme des points qui se suivaient, comme une farandole….

Elle alla s’asseoir, une table au fond. J’avais toujours aimé le grand miroir accroché face à moi, de l’autre côté du zinc. J’avais toujours aimé regarder les personnes assises, imaginer leur occupation, leur raison pour venir dans ce petit bar quasi inconnu. Je ne l’avais pourtant jamais autant aimé que ce soir-là.

Un old fashioned. Elle avait du goût. Elle sortit un carnet, se mit à écrire, tapotant parfois le bord de la table avec son stylo, battant, du bout des doigts, la mesure d’un air qu’elle seule entendait.

Soudain, elle releva les yeux, accrocha mon regard dans le miroir sans sembler le remarquer. Je replongeais dans mon verre, tentant de faire comme si nos regards s’étaient croisés par hasard, tentant de nier le fait que je l’observais.

Les papillons ne voulaient pas se calmer au fond de mon estomac. Voletant un peu partout, ouragan de picotement.

Décidément c’était bien la dernière fois, un bloody mary à jeun.

Je coulais un regard dans le miroir… Que faisait-elle ? Qu’écrivait-elle ?

Mon regard plongea dans le sien. Visiblement elle n’avait pas été dupe. Brume de ses yeux. Elle sourit. Sans le vouloir, sans m’en rendre compte, je fis de même.

Regards accrochés, conversation silencieuse.

Mais ….

La porte s’ouvrit, un groupe entra. Éclats de rire, discussions animées. Commandes au bar, le miroir rempli de leur mouvement, de leurs gestes, de leurs vestes.

Quand finalement le calme revint, la table du fond était vide, mon inconnue n’était plus.

Aurais-je donc tout imaginé ?

« Excusez-moi, le tabouret à côté de vous est libre ? »

Sourire, son regard accroché au mien. Farandole d’araignées partant du coin de l’œil, descendant jusqu’à l’angle de sa mâchoire. Farandole d’araignées qui caracolaient sur sa gorge et se glissaient sous le col de sa chemise.

J’avais toujours pensé que le coup de foudre n’existait pas, que ce n’était qu’une grosse ficelle pour scénaristes de films sans talent. J’en étais tellement sure. Et si je m’étais trompée ?

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