Droit de vision

« Bonjour les enfants, comment allez-vous aujourd'hui ? » « Ça va maîtresse » répondit la classe en choeur. « Bien, alors une petite question. Qui sait quel jour on sera demain ? » Une forêt de doigts se dressa, tous les jeunes élèves visiblement très motivés pour répondre. « Oui Alicia ? » La petite fille se trémoussait de joie d'avoir été choisie. « Demain c'est le jour de l'implantation » « Trés bien Alicia. Et qu'est-ce que le jour de l'implantation Abdouharim? » Le petit garçon interrogé répondit sans hésiter : « Quand les enfants ont 8 ans, les docteurs viennent à l'école et branchent le contrôleur de droit de vision maîtresse. C'est très important et ça ne fera pas mal ! » « Et pourquoi est ce très important ? » « Pour que la culture ne soit pas menacée et qu'on ne risque pas d'être méchant en regardant quelque chose qu'on n'aurait pas payé maîtresse » finirent en chœur les enfants. « Très bien, maintenant voici le travail de la journée, vous allez commencer par lire le chapitre Être un gentil enfant et apprendre à détecter si quelqu'un ne respecte pas les droits de la culture. Ensuite on regardera une vidéo offerte par Unlimited Group» Obéissants, les enfants allumèrent leur bureau écran, ouvrirent leur livre numérique de cours et commencèrent à lire.

Apolline ne voulait pas rentrer chez elle. Rentrer chez elle, cela voulait dire que ce serait bientôt demain. Et demain.. demain c'était l'implantation. Elle savait qu'alors elle ne pourrait plus regarder ses programmes préférés. Ses parents n'avaient pas l'argent pour lui payer les droits de vision.

Elle rentra pourtant. Parce que c'était la dernière soirée où elle pourrait regarder ses programmes librement. L'école était au 32ième niveau. Le trajet jusqu'au 6ième niveau où elle habitait n'était ni rapide ni simple. Et malgré son humeur plus que triste, jamais elle ne mit aussi peu de temps pour le parcourir.

« Bonjour Apolline, demain est un grand jour pour toi ! » lui dit la porte d'entrée de chez ses parent lorsque l'écolière fit scanner sa rétine par le verrou biométrique. « Tu vas pouvoir devenir une citoyenne qui participe à la sauvegarde de la diversité culturelle et à la survie des artistes » continua le réfrigérateur lorsqu'elle l'ouvrit pour se servir un verre de jus d'orange. « Ta famille ne regarde que le nombre légal minimal de programmes payants, espérons que tu seras plus impliquée qu'eux dans le soutien de nos entreprises de loisir » cru bon d'ajouter la petite pyramide bleu présente devant l'écran de télévision et dans lequel se trouvait l'assistant domestique obligatoire. « Taisez vous ! Je vous déteste » cria la petite fille en courant s'enfermer dans sa chambre. « Cet état d'esprit rebelle n'est pas celui qui convient à une future citoyenne culturelle » sermonna dans le vide la pyramide bleue.

Plusieurs heures plus tard les parents de la petite fille rentrèrent enfin. Celle-ci était toujours dans sa chambre regardant programme après programme en grignotant un bâtonnet de fromage. « Apolline ? Je peux rentrer ? » demanda sa mère. « Attends, maman, j'éteins » répondit la petite fille. Elle éteignit sa tablette vidéo et par acquis de conscience la retourna écran contre le bureau. Il y avait quelques semaines, sa mère était rentrée dans sa chambre et avait vu le flux vidéo du programme que regardait sa fille. Mais Zoé, la maman d'Apolline, n'avait pas acheté le droit de visionner le programme en question. Le contrôleur de droit de vision implanté sur son nerf optique avait donc instantanément brouillé sa vision. Et comme ce n'était pas la première infraction de Zoé, celle-ci avait en plus gagné une bonne migraine et un saignement de nez. Zoé entra donc dans la chambre de sa fille, qui se précipita dans ses bras. « Je ne veux pas maman, demain, je ne veux pas » « Je sais ma chérie, mais tu sais, c'est comme cela. » « Mais pourquoi Maman ? Je sais qu'on qu'on doit payer pour la culture, comme on le dit à l'école, mais on ne pourra pas nous, alors pourquoi ? » Zoé ne savait pas quoi répondre à sa fille. Elle la serra simplement dans ses bras. « Si tu veux Apolline, tu peux profiter de ta dernière soirée libre de droits. Tu peux regarder autant que tu veux et te coucher quand tu veux » « Vrai maman ? » « Oui. Et pour le prochain week-end, on ira chez tes grands parents, pour les voir ? » « Oh oui !!! Dis je pourrais demander à Lou de venir ? » « Je demanderai demain à ses parents si ils sont d'accords pour qu'elle vienne à la campagne avec nous. Mais tu sais parfois les gens ont peur d'aller à la campagne, alors je ne sais pas » « Et papa il pourra venir ? » « Non ma chérie, il doit rester travailler tout le week-end »

….....

Tard le soir, la petite Appoline a fini par s'endormir, le nez sur sa tablette vidéo. À tâtons, les yeux fermés pour ne pas voir la vidéo, son père éteint la tablette, ouvre les yeux et la pause entre une poupée et un chevalier en armure. Après avoir bordé sa fille et lui avoir déposé un dernier bisou sur le front, il rejoint sa femme. « Voila, elle dort. J'ai rangé sa tablette » « Tu es sur de ne pas pouvoir venir avec nous ce week-end ? Cela te ferait du bien de respirer l'air de la campagne ? » « Je voudrais, tu le sais. Mais si je ne fais pas des heures supplémentaires, nous n'aurons pas assez d'argent pour payer les droits de visionnage des programmes culturels d'Apolline. Et tu sais comme moi que sans ces programmes supplémentaires, elle ne pourra pas réussir à l'école »

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« Lou vient ! On va au niveau -10 prendre le train pour la campagne ! Maman on pourra regarder aux fenêtres ? » « Oui ma chérie vous pourrez si vous voulez » « Zoé, je pourrai regarder mes dessins animés s'il vous plaît pendant le voyage ? » demanda Lou à priori pas du tout intéressée par la perspective future de regarder le paysage le nez collé aux fenêtres du train. « Bien entendu Lou, mais il faudra que tu fasses attention ni Apolline ni moi n'avons suffisamment de crédit de droit de vision pour pouvoir regarder tes programmes »

Les grand-parents de la petite Apolline habitaient une petite communauté de retraités qui n'arrivaient pas à se faire à la vie en ville dans la nouvelle façon de vivre en société. Officiellement, l'état ne voulait que le mieux pour chacun de ses citoyens. Et il ne voulait pas rendre malheureux de vieux citoyens qui n'arrivaient pas à se faire à la société de la culture libérée telle qu'elle existait.

« Papyyyyyyyyyy !!!! » La petite fille, à peine descendue du train, courrait à toute allure, couettes au vent, vers le vieux monsieur qui se penchait avec difficulté pour la réceptionner entre ses bras.

Un vieux corps de ferme dont l'entrée principale était protégée par un gros chêne plus que centenaire. De vieilles pierres, du lierre grimpant, des rideaux blanc et rouge et une grande table en bois sur laquelle trônait une grande cruche pleine de citronnade. Voila ce qui attendait Lou, Apolline et Zoé lorsqu'elles sortirent de la vieille voiture de Lucien, le père de Zoé. Il y a des journées qui sont faites pour rester dans les mémoires. Des journées si parfaites que l'on aimerait qu'elles ne se terminent jamais. La journée que passa Apolline chez ses grands parents fut l'une de celles-ci. Oubliée la légère migraine que lui procurait l'implantation du contrôleur des droits de vision. Oubliée la tristesse de ne plus pouvoir regarder ses dessins animés, la jalousie quand dans le train elle avait du contempler Lou qui regardait programmes sur programmes …

« Bon les filles c'est l'heure d'aller au lit maintenant » déclara Lucien d'une voix qu'il essayait de faire paraître menaçante comme les premiers tonnerres d'un orage. « Oh non pas déjà Papy ! On joue » répondit Apolline, très occupée à jouer avec Lou sur l'épais tapis qui se trouvait devant la cheminée « Non non, ta mère a dit qu'il fallait aller vous coucher. Mais si vous y allez tout de suite, je vous raconterais une histoire » promis le vieux papy, avec un clin d'oeil. « Oh oui !! Une histoire ! Avec des Dinosaures ! » s'enthousiasma la petite fille.

Les deux fillettes sont couchées dans le même grand lit, un grand lit en bois avec un matelas presque aussi épais qu'elles sont hautes. Et une grosse couette bien chaude. Assis sur le bord du lit, le vieil homme rassembla ses pensées, et commença : « Il était une fois, dans un lointain pays, deux petites filles qui décidèrent de retrouver les dinosaures... »

La nuit. Tout le monde dort. Tout le monde sauf une petite fille. Elle allume un petit téléphone. « Bonsoir, je voudrais dénoncer des contrevenant aux droits de diffusion de la culture. Oui des pirates madame. Oui. Je m'appelle Lou Alsterno. Très bien »

L'aube. Les premières lueurs d'un potron-minet frisquet scintillent dans les fenêtres de la vieille maison. Tout est calme.

Lorsque soudain.

Un grand fracas. La porte d'entrée s'ouvre sous les coups d'un bélier d'acier noir. Une escouade de police fait irruption dans la pièce alors que Lucien sort de sa chambre, encore en pyjama pour voir ce qui se passe. Quelques instants se passent et le voici jeté à terre et menotté.

« D'après la loi 2789 du 23 janvier 2022, vous êtes coupable de tentative de création non homologuée par les entreprises de préservation de la culture et, circonstance aggravante, sans avoir acquis un statut d'auteur. » récita l'un des hommes en noir. « On vous embarque. Mesdames ne tentez rien qui nous obligerait à faire usage de la force » « C'est une erreur, c'est une erreur, vous vous trompez ! » crie Zoé en larmes tandis que le flic fait se lever son père. « Mon père n'a rien fait » rajoute-t-elle. « N'essayez pas de jouer avec nous ou nous vous embarquons aussi ! » répond violemment le policier. « Il a raconté une histoire. Et ne le niez pas, il a été dénoncé » dit-il, comme si cela expliquait tout. « Et en plus, il n'y a même pas la télévision que la loi vous oblige à avoir dans chaque salon. Qu'est ce qui ne va pas avec vous, espèce d'ennemi de la culture ! » rajoute-il.

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