Prendre la porte

Il est des nuits où l'on prie pour ne pas devoir sortir. Non pas que ce soit des nuits spécialement froides ou pluvieuses. Cela peut même être de belles nuits, sans nuages, avec une agréable petite brise rafraîchissante. Et pourtant, pourtant, il y a quelques chose de malsain dans l'air, dans l'ambiance. Lors de telles nuits, il y a moins de gens dehors et ceux qui y sont, sans le savoir prennent plus de risques. Cette nuit est de ces nuits. Cette nuit est peut-être ma dernière nuit.

L'homme grisonnant se redresse, pose son stylo et laisse son regard se perdre quelque instant. Il est assis à une petite table d'écolier, quasi unique client d'un vieux bar qui à une époque, devait être un bar branché. Derrière lui, une vieille fresque d'heavy metal ; serpent géant, guitariste chevelu, têtes de mort et femmes en cuir ; commence à s'écailler.

L'homme boit sans y penser une gorgée de son verre de jus d'orange, reprends son stylo et recommence à écrire.

Depuis que tout a commencé, depuis que je fais ce que je dois faire et que je relate le tout dans ces cahiers, j'ai toujours évité d'écrire sur le début de tout cela. Sur ce qui avait tout déclenché, pour moi. Mais ce soir, j'ai un mauvais pressentiment. Ce soir, je me demande vraiment si je ne suis pas en train d'écrire ma dernière note. Alors en attendant que l'heure d'agir n'arrive, je vais vous raconter, lecteur inconnu qui un jour peut-être me lira, comment tout à commencé.

Il faut pour cela remonter un certains nombre de décennies dans le temps. Remonter jusque pendant l'année 1996. En 1996, je devenais étudiant. Quelques mois plus tôt j'avais brillamment réussi mon bac et je commençais à suivre les cours en classe prépa. Bien vite je compris que ce n'était pas fait pour moi. Mais je ne pouvais pas arrêter, mes parents infiniment fiers de moi n'arrêtaient pas de me rappeler combien j'étais la fierté de ma famille. Alors je continuais, découvrant la peur d'aller en cours, le dégoût de soi même, le stress qui peut être si fort qu'il en fait vomir et les larmes après les khôlles où je me faisais descendre en flamme. Je découvris aussi comment tenir. Les soirées alcoolisées et pas que.

Je savais que cela ne pourrait pas durer. Et lors d'une nuit de janvier, ce fut la soirée de trop, l’excès de trop. Nous avions bu, je ne me souviens même plus ce que nous avions bu. Je me rappelle seulement d'avoir entendu une voix qui m'appelait, qui me murmurait que je pouvais voler vers les étoiles si je voulais. Je me souviens du balcon, des étoiles si proches, des cris et de la douleur.

Je m'étais jeté du deuxième étage. Dans mon malheur, j'avais eu la chance de tomber sur les haies des jardins du dessus. Mais je m'étais bien amoché.

Je suis resté plusieurs semaines alité à cause de complications sur des lésions aux vertèbres ce qui au final m'a valu de gagner une amie pour la vie, ma canne.

Dès les premiers jours, une fois que les doses de médicaments étaient suffisamment légères pour me permettre de réfléchir, je me rendis bien compte qu'il y avait quelque chose d'anormal...

J'entendais des bruits, parfois presque des mots. Et cela ne s'améliora pas. Quand je pus sortir, je me rendis compte que je voyais parfois des choses. Des petites silhouettes avec des chapeaux pointus verts qui couraient partout. Des choses violettes avec de grands oreilles de souris poilues. Je savais ce qu'il se passerait si je parlais de tout cela. Je finirais chez les timbrés.

Alors je n'ai rien dit et j'ai trouvé un moyen de redevenir normal. L'alcool.

Au bout de quelques mois, je n'étais plus la fierté de ma famille mais sa plus grande honte. Après avoir dû une nouvelle fois me sortir de cellule de dégrisement mon père m'expliqua qu'il serait sûrement mieux pour ma santé de changer d'air, de ne pas rester à l'endroit de mon échec.

Et je fus inscrit à la fac d'une ville que je ne connaissais même pas. Une ville qui allait pourtant tout changer. Aix-en-Provence.

J'espérais que changer de ville réglerait ce que j'appelais mon problème. Mais ce fut presque pire. Je ne pouvais marcher dans le centre historique de la ville sans sentir comme des présences, voir les ombres de gens qui n'existaient pas ou entendre des voix qui en plus parlaient dans des langues que je comprenais pas.

Heureusement il me restait l'alcool pour tenter de faire comme si j'étais normal. Une ou deux bières au petit déjeuner, une bonne rasade de vodka à 10h, quelques bières à midi me permettaient de tenir jusqu'au soir où là j'avais tout loisir de vider les fûts des bars de la vieille ville. Voilà une des raisons qui fait que je préfère oublier ce moment de mon passé. Je ne ressens qu'un immense sentiment de gâchis, qu'une énorme honte en repensant à tout ce temps gâché. Et me rappeler que je me suis endormi plusieurs fois dans les toilettes de chacun des bars de la rue de la verrerie n'est pas pour me donner envie de fouiller dans mes souvenirs.

Je perdis donc mon temps et sûrement une grande partie de mon foie. Pour avoir suffisamment d'argent pour payer mes frasques, je magouillais, je dealais un peu. J'avais fini par constituer un petit groupe. Des gens aussi perdus que moi, avec aussi peu d'ambition. Mais gâcher sa vie est toujours plus gratifiant à plusieurs, alors nous nous réunissions pour boire et espérer que les choses changent.

Un soir, alors que nous asséchions les fûts à bière du Brigand, j'entendis porter un toast que je ne compris pas. « Il a pris la porte, souhaitons lui bonne chance ». Ne voulant m'abaisser à demander à ceux qui venait de lever leur verre, je demandais à mes camarades.

Je me souviens alors des mots exacts que me répondis Nathanaël. « Une légende aixoise pour expliquer le départ des bouffons qui fuguent ». Il me raconta que l'on racontait que depuis plusieurs centaines d'années, une porte parfois apparaissait dans la ville. Celui ou celle qui avait la chance de la voir apparaître et le courage de l'ouvrir et de la traverser était alors transporté dans un monde féérique et merveilleux. On appelait ça prendre la porte. « Des foutaises » avait-il conclu avant de commander une tournée de shot.

Cela m'avait semblé aussi fou que ce que je voyais ou entendais depuis mon accident. Mais j'étais trop saoul pour vraiment y réfléchir.

Et la routine continua. Jusqu'en 1998. Jusqu'au 28 juin 1998. J'avais reçu un courrier de l'université. J'avais encore échoué. Je ne passerais pas en deuxième année. Pour fêter le début de ma nouvelle future première année, j'avais payé pas mal de tournées en attendant que nous puissions regarder le match des huitièmes de finale. Nous avions décidé de le regarder Chez Sam's un bar-billard que j'aimais bien et qui se trouvait disposer d'un grand écran. On était en plein match lorsque mon téléphone portable sonna. Mon père. Je me souviens avoir décroché et sans laisser à mon père le temps de parler lui dire que j'étais à la bibliothèque de l'université, que je préparais un dossier, que je ne pouvais pas parler, que je le rappellerais plus tard. Et avant qu'il ne puisse me répondre, je lui avais raccroché au nez. Il avait tenté de rappeler mais je l'avais complètement ignoré.

Et puis il y avait eu les prolongations, le but en or et une beuverie de la victoire. Le lendemain je me rendis compte que mon père m'avait laissé un message lorsque je voulais appeler un retardataire pour lui dire que finalement on avait prévu de passer l'après midi au Olde Bulldogge avant de se trouver un vrai bar pour voir le match.

Là encore, je n'oublierais jamais les quelques mots de mon père. « Théodule, nous avons reçu un courrier de l'université. Nous ne te reconnaissons plus et ton accident ne peut pas tout excuser. Avec ta mère, nous avons décidé de te couper les vivres. Tu n'auras plus d'argent. Ne nous appelle pas pour pleurer, nous ne changerons pas d'avis. Et tant que tu ne seras pas comme avant, tu n'es plus notre fils »

Cela me fit l'effet d'une bombe.

Et l'effet d'une douche froide à mes amis. Plus d'argent, cela voulait dire plus de tournée gratuite et que j'allais devenir une charge, qu'il faudrait me prêter des sous qu'ils ne reverraient plus.

Je me souviens avoir vu clairement à leur regard que ma situation changeait vis à vis d'eux. Aussi quand l'un d'eux me demanda comment je comptais m'en sortir, je lâchais, sans m'en rendre même compte les mots qui scellèrent mon destin. « J'emmerde mes parents, je vais prendre la porte. »

S’ensuivit une période de nuits sans sommeil. Chaque nuit j'arpentais les rues en espérant trouver cette foutue porte. Aussi sûr que j'entendais des voix, j'étais sûr qu'elle existait. Comme je buvais beaucoup moins, les voix et les apparitions se faisaient de nouveaux de plus en plus présentes.

Plongé dans un monde que je ne comprenais pas du tout, je me raccrochais à cette idée, que je devais trouver la porte. Un soir, je faillis renoncer. Je marchais depuis des heures et il n'y avait presque plus personne dans les rues. J'étais sur le cours Mirabeau et je décidais d'aller tenter ma chance prêt du chantier de l'ancienne prison alors en pleine rénovation. Je m'engageais donc dans le passage Agard. Au moment d'arriver sur la place Verdun, je me retrouvais face à un homme en armure portant une hallebarde monstrueuse. « Halte, on ne passe pas » rugit-il en me menaçant. Terrorisé je rebroussais chemin pour me rendre compte que son jumeau me fermait l'autre sortie. Pas moyen de prendre la petite rue des Carmes. J'étais sûr que ce n'était que des hallucinations. Mais pour la première fois je comprenais ce qu'elles me disaient. Je ne savais plus quoi faire. Je crois alors que j'aurais pu m'effondrer en larmes et devenir complètement fou. Heureusement ce fut le moment qu'un noctambule choisit pour prendre le passage. Je le vis clairement traverser le premier des gardes. Je me dépêchais alors de marcher dans les pas de mon sauveur et de sortir du passage sur ses talons. J'étais si proche de lui qu'il me pris pour un pickpocket et menaça d'appeler les flics.

Mais j'avais beau marcher nuit après nuit, rien. Alors que j'étais sûr de trouver cette damnée porte en quelques jours et d'ainsi faire la nique au destin et à mes parents, voilà que je me prenais à penser que peut-être, elle n'existait pas. Que peut-être je n'avais pas d'issue. Que j'allais finir comme un clochard, sous un pont.

Et puis le soir du 12 juillet arriva. Pour tous, c'est le soir de la finale. De la victoire. Pour moi, c'est le soir du changement, de la compréhension.

Je parcourais les rues, suivant le matchsans y prêter attention, en écoutant les cris qui sortaient des bars que je croisais. Je sus que nous avions gagné tandis que je courais vers une lueur que j'avais pris pour La porte alors que ce n'était qu'un éclat de lune. Et puis je sentis un changement dans mes tripes. Comme un flottement, comme un retournement. J'allais la trouver, je le savais. Je courus dans la rue Aude, bifurquais à l'aveugle dans la rue des Bédarrides. Une silhouette étrange marchait vers moi. Je crus encore à une hallucination. Mais non, c'est un sans-abri qui avançait en tanguant. J'avais cru à une hallucination à cause de son vieux poncho qui lui donnait l'air d'un fantôme. D'une main il se tenait au mur, de l'autre il tenait un biberon de bébé rempli de ce qui a la couleur semblait être du whisky. Ce biberon, je m'en souviens comme si c'était hier. C'était tellement incongru. Lorsqu'on se croisa, il me souffla, en même temps que son haleine « Rentre chez toi, c'est dangereux ».

Mais je ne l'écoutais pas. Et plutôt que de rentrer chez moi, je pris place Ramus. Je savais que j'approchais. Je pris dans l'impasse du Paradis et là. Là je la vis. Brillante, dorée, envoûtante. Je l'entendis me parler, me promettre le bonheur.

J'allais me précipiter vers elle lorsque j'entendis « Finalement tu l'as trouvé, je n'ai pas raté le match pour rien ». Je me retournais. C'était Étienne, un de mes amis. Avant que je puisse parler il appuya sur la détente. Et je vis deux petites électrodes se planter dans ma poitrine. La décharge frappa alors, violente, et je m'effondrais. « Tu crois vraiment que j'allais te laisser prendre toi la porte, tocard » me lança Etienne en me dépassant. « tu n'as qu'à crever dans ton coin, le bonheur c'est pour moi ».

Il me dépassa. Il ouvrit la porte. Et il hurla.

Une espèce de langue sortit de la porte et s'enroula autour de sa taille. Il fut entraîné. La porte se referma. J'entendis alors distinctement des bruits que je n'oublierais jamais. Des bruits de mastications. Et les hurlements d'Etienne. Puis plus rien. La porte s'ouvrit à nouveau et je jure que c'est vrai je l'entendis roter. Puis la chose recracha la paire de chaussures et la veste de celui qu'elle venait de dévorer, se referma et petit à petit disparur.

Moi, je m'évanouis.

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